Rarement projet ne s’est trouvé paré de tant de complexité, de dépassement, de démesure et en premier lieu du privilège d’un tel site, accessible après d’intenses efforts. Méritants seront les visiteurs qui atteindront le refuge du Goûter à quelque 3 835 mètres d’altitude, en aval du mont Blanc. Héliportés, les architectes de Groupe H et Deca-Laage, les charpentiers, les ingénieurs et les compagnons ont œuvré de concert à l’élaboration d’un outil hors norme, élégant et spécifique.
Aucun bavardage ni ornement superflu ici ; face à un tel environnement et une telle complexité, l’œuvre ne peut être que sensée, capable et sensible. Nul besoin de bomber le torse outre mesure devant l’évidente vulnérabilité humaine confrontée à cette nature extrême, le combat est perdu d’avance ; mais une parfaite connaissance des conditions et du milieu conduisent finalement à s’y adapter. C’est à la fin du xviiie siècle que le l’Olympe alpin est atteint par Jacques Balmat (1762-1834) et le docteur Michel Paccard (1757-1827) ; en ce jour du 8 août 1786, ils ouvrent le premier des six itinéraires aux difficultés variées qui existent aujourd’hui. L’ascension du mont Blanc, qui dure en moyenne deux jours et attire quelque trois mille courageux par an, exige au moins une nuit en refuge. Le premier des 19 construits à ce jour l’a été en 1890 par l’astronome et géographe Joseph Vallot (1854-1925) à 4 635 mètres ; dépourvu de confort, il s’adresse aux éventuels alpinistes en détresse deux heures et demie de marche après le tout nouveau refuge du Goûter.
La construction en altitude est une problématique passionnante dont l’issue amène à contrer la force des éléments avec légèreté et effacement. Parce que la puissance d’un glacier en formation est impérieuse, parce que les vents soufflent si fort qu’ils sculptent les reliefs, il serait vain de vouloir s’y opposer. C’est cette ultime sensibilité à l’environnement qui a guidé Hervé Dessimov, Nikolaï Bersenev (Groupe H) et Thomas Büchi (Charpente Concept) lors de la conception du plus haut refuge gardé d’Europe. Il remporte en 2005 l’appel d’offres lancé par la Fédération française des clubs alpins et de montagne (ffcam) qui souhaite remplacer le refuge existant, vieillissant et limite en péril. Le programme prévoit l’accueil de 120 courageux par nuit avec tout le confort possible dans ces contrées : vestiaires, sanitaires, dortoirs, espace de vie commune, cuisine, infirmerie et l’appartement des gardiens. En appliquant les ratios imposés par la maîtrise d’ouvrage, il s’agit donc de construire 720 mètres carrés de plancher à quelque 3 835 mètres d’altitude. Les difficultés d’un tel chantier sautent aux yeux de n’importe quel béotien : Comment acheminer les matières premières ? Comment construire sur un tel relief ? Comment assurer la sécurité de tous ? Sachant que les conditions météorologiques, parfois extrêmes, sont de plus très changeantes. Le chantier s’est donc déroulé sur trois saisons entre 2010 et fin 2012, durant les beaux jours, les périodes intermédiaires étant mises à profit pour la poursuite des études et la préfabrication des éléments. Ces derniers devant répondre à des contraintes de poids liées à leur héliportage ; tandis qu’ils devront à terme résister à l’hostilité du milieu, ils doivent d’abord être légers et manipulables. L’hélicoptère étant le seul et unique moyen, après la marche, d’atteindre l’arête rocheuse sur laquelle il a été décidé d’installer le refuge. Véritable défi technique, le porte-à-faux a été préféré à une assise complète afin d’éviter de trop importantes retenues de neige, de favoriser la ventilation naturelle du vide sanitaire et d’assurer un accès à la structure métallique.
Fondé sur 69 pieux qui descendent à 12 mètres en moyenne, le volume, dont la forme elliptique répond à toutes les contraintes techniques, structurelles et météorologiques, est orienté face au vent d’ouest dominant ; les masses d’air accélérées sur les flancs générant un tourbillon qui facilite le dépôt naturel de la neige sur le fondoir et donc la constitution des réserves d’eau. Totalement préfabriquée en atelier, la structure principale est constituée d’un plancher de base, grille de poutres et de contreventements horizontaux en lamellé-collé de pin Douglas, sur lequel vient reposer le squelette, lui aussi en lamellé-collé de sapins ou d’épicéas locaux, dont les assemblages ont été réalisés avec des tiges encollées par scellement de résine. Les quatre niveaux de planchers sont constitués de caissons bois, creux et légers. Tandis que l’enveloppe isolée en fibres de bois recyclées est revêtue de 128 facettes trapézoïdales ou rectangulaires en inox satiné à faible réflectivité. Si le zinc a très vite été écarté, car il craque à basse température, l’aluminium a été un temps envisagé en raison notamment de son faible poids au mètre carré, mais c’est finalement l’inox, plus résistant et plus rigide qui a été mis en œuvre. Reflétant les rayons du soleil tout au long du jour, il est visible depuis la vallée, voire même depuis Genève par grand beau temps et constitue un ultime repère avant l’ascension finale vers le sommet du mont Blanc.