ATELIER RITA
AVEC VALENTINE GUICHARDAZ
Architecte, fondatrice de l'Atelier Rita
Dans quel contexte ce projet extraordinaire a-t-il vu le jour ?
En 2017, l'Île-de-France faisait face à une véritable crise migratoire et humaine avec pas moins de 70 000 nouveaux arrivants chaque jour. À cette époque-là, je passais souvent à côté du métro Stalingrad, au nord de Paris, où se massaient de nombreux migrants et j'étais profondément désemparée en tant que citoyenne devant tant de détresse… J'ai fini par me dire qu'à défaut de pouvoir donner de mon temps, je pouvais donner de ma compétence pour faire en sorte que ces personnes habitent correctement. J'ai pris contact avec Emmaüs Solidarité qui m'a proposé de réfléchir à la création d'un centre d'hébergement d'urgence. Finançant le projet, la mairie et la préfecture de Paris leur avaient délégué la maîtrise d'ouvrage et la gestion d'un double dispositif : un centre de premier accueil situé porte de la Chapelle, dont la conception était confiée à Julien Beller, et un centre d'hébergement à Ivry-sur-Seine, chacun devant pouvoir accueillir 400 personnes. Le premier était réservé aux hommes seuls, hébergés pour une durée de sept jours, tandis que le centre d'Ivry était plutôt destiné à des familles, des couples et des femmes seules, avec une durée moyenne d'hébergement comprise entre trois et six mois. Je suis rentrée dans cette chaîne comme un maillon pour fabriquer ce second bâtiment. Le site sur lequel nous devions nous implanter accueillait l'ancienne usine de traitement des eaux de Paris, désaffectée quelques années plus tôt. Le sol de la parcelle, entièrement travaillé d'un point de vue structurel, était toujours occupé par des bassins de décantation de deux mètres de profondeur ; nous avons dû nous installer sur cette infrastructure existante, ce qui était assez contraignant. Mais de la relative inadaptation des choses naissent, je pense, des épiphanies architecturales, des spatialités et des potentiels d'usage que l'on n'aurait pas imaginés autrement. Cette contrainte spécifique a ainsi fabriqué une part importante du projet… mais elle a aussi eu un impact sur son économie propre. On ne fabrique pas des fondations sur ce type de sol de la même manière que sur un sol libre de toute infrastructure. Il nous a fallu vider les bassins du sable qu'ils contenaient, puis tenir compte des réseaux existants de galeries souterraines pour implanter les nouvelles fondations. Nous n'avions aucun indice concernant leur emplacement et n'avions pas le temps de faire les relevés géométriques nécessaires : nous avons donc décidé de couler des radiers béton en fond de bassins afin de mieux répartir les charges. Des pilotis sont ensuite venus soutenir la structure primaire des modules.
À quoi la singularité de votre réponse architecturale tient-elle ?
Pour accueillir dignement 400 personnes à Ivry et rester à l'échelle humaine, Emmaüs souhaitait créer des unités de 50 à 60 personnes. Quant à nous, il nous paraissait indispensable de proposer un projet domestique : il fallait que le centre puisse offrir le maximum d'appropriation possible, quelle que soit la culture qu'on ait de l'habiter, que l'on souhaite dresser la table devant chez soi pour partager un repas entre voisins ou au contraire rester tranquillement dans sa chambre. C'est pourquoi nous avons décidé de recréer la structure d'un village : il y a des « rues » composées de modules préfabriqués situés de part et d'autre d'une coursive d'une largeur de 4 mètres afin que les habitants puissent y projeter des usages, des « quartiers », une « place » centrale où se trouvent de manière transposée les équipements de la ville : le pôle santé et le magasin de première nécessité mais aussi des yourtes, lieux de convivialité par nature.
La préfabrication des logements s'est-elle imposée rapidement ?
Durant la phase de conception, nous avons dû prendre en compte deux éléments : le temps de chantier d'une part - il devait initialement être réalisé en trois mois, il nous en a fallu quatre - et le temps d'occupation d'autre part puisque le centre d'hébergement ne devait rester en place que cinq ans. Dans les délais qui nous étaient impartis, construire en dur un centre qui, devant être démoli rapidement, n'offrait de plus pas de potentiel de circularité, n'avait pas vraiment de sens : la matière mise en œuvre serait sans aucun doute perdue. Nous nous sommes donc dit qu'il fallait mettre en place des systèmes qui pourraient être réemployés : des coursives métalliques et des modules bois. Nous aurions pu utiliser des éléments de préfabrication 2D à assembler sur site, mais nous nous sommes plutôt orientés vers un système 3D en bois, solution toute trouvée pour offrir au projet un potentiel de réversibilité intéressant et qui s'est révélée extrêmement efficace en termes de durée de chantier puisque cela nous a permis de mener de front la fabrication des modules conçus par un industriel à Nancy et la préparation des fondations à Ivry.
Au vu du caractère temporaire du projet, de telles fondations semblent paradoxales !
C'e s t sûr. Hélas, le site était à l'époque le seul à être assez grand et disponible suffisamment longtemps pour accueillir un tel programme. Lorsque l'on devra replier les installations, les fondations pourront toujours être concassées sur site ou éventuellement réutilisées dans le futur projet - mais cela me semble un peu complexe parce qu'il faudrait que les points de descente de charge soient exactement au même endroit. Il faut espérer que tout ce qui sera issu de la démolition des constructions sera réemployé.
Pourquoi avoir choisi de construire des modules en bois plutôt que d'utiliser des Algeco® ?
D'une part, le bois est plus résilient que le métal. Ensuite, les Algeco® ne renvoient pas forcément à quelque chose de très positif aujourd'hui. Il y avait à ce moment-là le précédent du camp de Calais et nous avions envie de concevoir quelque chose d'un peu plus digne. L'idée des modules Algeco® a donc très vite été évacuée, voire pas franchement évoquée. Enfin, la question du métal s'est posée mais il aurait fallu rajouter trop de matière en second œuvre pour pouvoir assurer la résistance au feu des modules, ce couplé au fait que nous essayons toujours, à l'agence, d'utiliser le moins de matière possible… Alors qu'avec les modules bois, une simple couche d'OSB faisait le travail !
Le temps de conception a-t-il été réduit au même titre que le temps de chantier ?
Oui, bien sûr. Le temps de conception était également très court puisque les études n'ont duré que deux mois et demi. Cela implique évidemment que nous n'avons pas cherché à fabriquer des détails excessivement léchés, comme on aurait pu le faire avec 12 ou 18 mois d'études, mais cette urgence de la conception nous a permis d'aller à l'essentiel tout au long du projet.
Un bâtiment pensé pour être temporaire implique-t-il nécessairement un temps de conception plus restreint qu'un bâtiment destiné à durer dans le temps ?
Non, je ne pense pas. Je ne peux pas dire ce qu'aurait été ce projet si nous avions eu un temps d'études normal ; il aurait sans doute été un peu différent, peut-être moins bien ou au contraire plus intéressant, sans doute moins cher… Le temps n'est pas compressible à l'infini et un projet d'urgence, même temporaire, reste un projet. Dans ce cas précis, nous nous sommes dit que la meilleure manière de contenir le budget de l'opération et d'être rapides sur chantier était de proposer au maître d'ouvrage une passation de marché en conception-réalisation en intégrant l'entreprise quasiment dès le démarrage des études. Je ne suis habituellement pas partisane de ce mode de fonctionnement, mais cela a représenté un véritable atout pour nous, bien que l'absence de mise en concurrence soit certainement regrettable… Arriver à un degré d'urgence tel que l'on se dit qu'il faut avoir construit dans les quatre mois, c'est sans doute le signe que l'on n'a pas suffisamment anticipé la question et que l'on se retrouve au pied du mur, à devoir payer plus cher et à n'avoir pas le temps de choisir l'architecte. Sans doute aurait-il fallu faire les choses plus posément pour arriver à un résultat plus efficient.
Comment avez-vous envisagé le confort thermique et acoustique au sein des logements ?
Nous étions sur un permis de construire délivré à titre précaire, c'est-à-dire temporaire. Ce type d'autorisation permet de déroger à un certain nombre de réglementations, notamment à la RT2012 alors en vigueur. Néanmoins, dans les faits, les modules bois mis en œuvre sont conformes car fabriqués à partir de murs à ossature bois isolés. Quant à la question acoustique, elle est naturellement traitée grâce à la lame d'air créée par la superposition des modules qui forme un tampon antibruit très efficace.
Depuis juillet dernier, une circulaire impose aux installations temporaires de satisfaire à la réglementation RE2020. Dans le cadre de ce type de projet, cela me semble extrêmement complexe à respecter. Bien que je sois par ailleurs très militante sur des questions liées à l'environnement, je me demande si ces réglementations doivent être imposées au détriment de l'accueil et de la spontanéité. Certes, les conditions de fonctionnement proposées ne sont pas optimales d'un point de vue thermique, mais il vaut encore mieux que les gens soient hébergés, donc plus au chaud que dans la rue…
Les besoins d'accueil ne sont d'ailleurs pas résorbés et le projet, prévu à l'origine pour cinq ans, est toujours en place. Des aménagements ont-ils été nécessaires pour augmenter la durée de vie du centre ?
La plupart des aménagements envisagés pour rester sur place quelques années supplémentaires sont de l'ordre de l'amélioration du confort. À l'usage, on se rend compte qu'il serait bénéfique aux usagers de disposer d'un espace couvert-ouvert, par exemple, ou qu'il faudrait couvrir la coursive du premier étage pour que les habitants ne prennent pas la pluie quand ils rentrent chez eux, etc. Ces propositions, laissées de côté initialement faute de budget, sont portées aujourd'hui par les usagers du site eux-mêmes.
La pérennisation du projet sur le long terme aurait-elle des conséquences en termes de maintenance ?
Elle en aurait sur les réseaux, oui. Nous avons fait le choix de les laisser apparents dans les bassins en songeant qu'il serait ainsi plus facile de les démonter le moment venu. Mais si le projet venait à rester 30 ou 40 ans de plus, les réseaux risqueraient de s'abîmer plus rapidement que s'ils avaient été enterrés.
Par ailleurs, il est important de rappeler que ce projet est couvert par la même assurance décennale qu'un bâtiment pensé pour X années… ce qui conditionne beaucoup de choses ! On dessine le bâtiment pour un temps donné au moment de la conception, en cherchant à lui conférer l'agilité nécessaire pour qu'il puisse se déplacer, mais il faut aussi qu'il puisse résister plus longtemps s'il devait rester davantage parce que l'on n'est jamais sûr de ce qui adviendra… d'où l'intérêt de prévoir des choses suffisamment durables et pérennes, même si elles sont démontables ! Nous pensons souvent que l'architecture a trait à l'espace. C'est une réalité, mais il ne faut pas négliger la question du temps ! Aujourd'hui, je mets un point d'honneur à réfléchir au cycle de vie des matériaux mais aussi aux cycles des vies humaines qui vont prendre place dans le bâtiment. Il faut avoir en tête que le bâtiment devra se transformer plusieurs fois pour pouvoir durer… et que ce que l'on conçoit évoluera sans doute jusqu'à la dernière vie du bâtiment !