Devant franchir 300 mètres sans appui central et supporter les cyclones qui balaient l’île de La Réunion, le viaduc de la Grande-Ravine est l’antithèse de l’ouvrage massif qu’on pouvait attendre. Son tablier d’acier effilé, qui ne fait pas dévier d’un iota l’horizontalité de la route, repose sur deux bracons de béton inclinés d’à peine 19 degrés. Encastrées dans les rives, les culées-contrepoids deviennent invisibles.
Ce 6 mai 2009 où l’on inaugure le viaduc de la Grande-Ravine, sur la nouvelle route des Tamarins, Alain Spielmann, qui en fut l’architecte-concepteur avec les ingénieurs de Setec tpi, se rappelle sa première confrontation avec le site : peur et attirance du vide mêlées... Le gouffre s’ouvrait aussi large que la tour Eiffel est haute, ses pentes débutant presque à la verticale pour s’enfoncer sur 170 mètres. « Ayant construit de nombreux ponts en France hexagonale et dans le monde, jamais je n’avais vu un tel lieu, c’était comme au cinéma dans les canyons américains… » La gorge est la plus spectaculaire de La Réunion : d’en haut, la vue embrasse l’océan. Impossible d’imaginer un franchissement qui ne s’efface pas au plus possible.
Pour opérer cette traversée, les pentes empêchent de placer des piles ou des échafaudages ; la faille est d’ailleurs inconstructible de par la richesse de sa faune et de sa flore exubérante. Les espèces protégées d’oiseaux y nichant interdisent également un ouvrage haubané ou suspendu. Devant pareille impossibilité de supporter le tablier par le dessus comme par des piles verticales, l’équipe, lors du concours, propose de le poser sur les rives grâce à deux bracons de béton inclinés au minimum par rapport à l’horizontale qu’adoptera la route. À cela, deux raisons. Primo, les bracons restant proches de l’horizontale, la profondeur de leur puits d’ancrage dans les rives sera limitée : vu l’hétérogénéité du sol, le génie civil en sera facilité. Secundo, la faible inclinaison desdits bracons allongera leur portée en direction du milieu de la structure, réduisant à 140 mètres la portée centrale. Les 300 mètres pourront ainsi être franchis en lançant de chaque bord un demi-tablier d’acier : une fois parvenues au milieu, les deux moitiés seront assemblées.
L’affinement des études donne aux supports une inclinaison de 19 degrés. Au-dessus de la Grande-Ravine, ils se joignent presque en un mouvement unique avec la travée : le viaduc en tire beaucoup de sa sveltesse. Celle-ci est parachevée par le calcul au plus juste des culées et du profil du tablier. Ce sont la forme et les dimensions données aux butées encastrées – auxquelles sont associés un puits marocain pour ancrer le bracon et un massif en béton comme contrepoids, soit 2 000 tonnes de lest par rive – qui évitent le basculement de la travée et assurent en même temps son superbe élancement. Quatre mètres de haut pour 288 mètres de long, soit seulement 3 560 tonnes ! Culées presque invisibles, fuselage du tablier en aile d’avion (ce qui permet l’écoulement des vents) et engravure en béton de basalte au centre des bracons parachèvent le raffinement de ce viaduc d’exception.