ENTRETIEN AVEC CLOTILDE BERROU ET MARC KAUFFMANN
Fondateurs de l’agence bkCLUB Architectes
Dans quel contexte ce projet atypique s’implante-t-il ?
Comme beaucoup de services publics, la Justice manque d’espaces de travail et de locaux à l’usage de leurs employés ; ils exploitent donc le moindre « vide » dont ils disposent. En l’occurrence, pour le palais de justice de Nice, le concours diffusé par le ministère de la Justice demandait la création d’une dizaine de postes de travail supplémentaires, ce qui peut sembler dérisoire mais qui représente pourtant un gain considérable pour les usagers du palais. L’espace de projet identifié était une très grande mezzanine, d’une surface de 12 mètres par 17 mètres et haute de 9 mètres, située à cheval entre le parvis à l’extérieur et le grand atrium formé par la salle des pas perdus à l’intérieur, juste au-dessus de l’entrée du palais et des points de contrôle des visiteurs. Cette mezzanine, ouverte sur la salle des pas perdus et close par de grandes portes-fenêtres côté ouest [donnant sur la place du palais de justice, NDLR], était utilisée au cours de certains moments exceptionnels de la vie du palais de justice, lors de représentations, de conférences, de points presse, etc.
Notre projet a ainsi permis de créer douze bureaux supplémentaires, que nous avons choisi de superposer les uns sur les autres. Le fait de générer un volume de bureaux compact, occupant environ un tiers de la surface de la mezzanine, nous a en effet permis de répondre aux besoins de la commande tout en préservant suffisamment d’espace libre au sol de la mezzanine (8 mètres par 17 mètres), côté parvis, pour que les événements publics qui se tenaient jusqu’alors dans cet espace puissent y être maintenus.
Comment votre projet répond-il aux enjeux de confort acoustique particuliers requis par un palais de justice ?
Les choses de la justice exigent un grand respect de la confidentialité. Celle-ci doit être traitée avec la même importance, qu’elle concerne l’interface visiteurs-travailleurs comme l’interface entre les différents postes de travail. D’abord, pour maîtriser les nuisances sonores répétées provenant de la salle des pas perdus en contrebas, nous avons positionné devant les quatre colonnes de la mezzanine un grand et épais rideau phonique qui sépare les bureaux de cet atrium très passant et figure un premier écran au service du silence et de l’intimité des échanges qui se déroulent sur la mezzanine. Nous avons également positionné les circulations des bureaux côté salle des pas perdus, opérant ainsi une sorte de seconde paroi acoustique, alors que les bureaux eux-mêmes disposent de rideaux intérieurs et de parois traitées pour favoriser le confort acoustique. Depuis l’intérieur des bureaux, le regard est ainsi orienté vers le vaste et lumineux espace de la mezzanine.
Ainsi, par son positionnement, le volume des bureaux lui-même devient un dispositif assurant le confort acoustique des différents espaces qu’il sépare ?
Tout à fait. Les bureaux font office de « tampon » entre deux usages et deux publics différents, soit entre l’espace public de la salle des pas perdus et l’espace plus privé de la mezzanine, et permettent de maîtriser différents degrés de confort acoustique. Outre cet enjeu de confidentialité, d’abord assuré par les rideaux phoniques, il s’agissait également de maîtriser l’apport lumineux dont bénéficieraient les usagers des bureaux. Éclairés en second jour, les vitrages des espaces de travail sont travaillés pour conférer différentes ambiances et filtres. Nous avons ainsi combiné des couches de verre différentes – transparent, translucide ou martelé –, tandis que les différents voilages permettent de filtrer la lumière tout en préservant la confidentialité des occupants du bureau.
Au-delà de la confidentialité, on traite en fait de l’intimité des usagers, de la vie des gens qui sont reçus dans ces bureaux. C’est notamment pour cette raison que nous avons dessiné une façade plissée : tout en évoquant les plis imprimés par le tissu des rideaux, elle génère des jeux de reflets qui, depuis la mezzanine, empêchent de discerner l’intérieur des bureaux sans pour autant les priver de lumière. De fait, les pièces de vitrage sont jointives pour éviter toute transmission de bruit et posées bord à bord, selon trois angles différents, sur des consoles en bois formant des corniches modernes. Nous avons positionné l’ensemble des châssis ouvrants du côté de l’atrium, ce qui permet d’assurer une ventilation passive entre les différents espaces du palais, mais côté mezzanine, tous les vitrages sont fixes et s’étendent tantôt de plancher à plancher, en double hauteur, de plancher à garde-corps… Ces variations, amplifiées par les décalages de corniches – placées soit au niveau du sol, soit au niveau du garde-corps –, permettent de rompre une lecture continue de la façade et de prolonger l’ornementation classique de la mezzanine, tandis que le fait de travailler sur la transparence et les reflets évoque tout le travail d’enquête, de perception et d’intuition préalable à un jugement, de la même manière que la transparence symbolise le travail de la justice. Les différents degrés de lecture de cette façade plissée fragmentent la perception et opèrent une mise à distance qui permet de contourner l’effet « aquarium », où les usagers pourraient être observés en plein travail. En outre, les mouvements imprimés par la façade permettent d’éviter les échos flottants et la réverbération du son lorsque la mezzanine accueille des conférences.
Comment votre attention vis-à-vis de l’intimité des usagers se poursuit-elle jusqu’à l’intérieur des bureaux ?
Il nous semblait important de traiter singulièrement le volume des bureaux pour des questions d’économie. Plutôt que d’isoler et de traiter le volume entier de la mezzanine, tant sur le plan thermique que sur le plan phonique, nous avons préféré nous occuper du confort propre à chaque entité de bureau. Dès la phase d’esquisse, nous avons ainsi travaillé avec le bureau d’études Igetec à la mise en œuvre de différentes échelles de dispositifs permettant le confort acoustique des bureaux, que nous avons détaillés de plus en plus finement au fur et à mesure que le projet avançait.
Lorsqu’on construit en bois, l’un des enjeux primordiaux est de réduire les transmissions solidiennes, donc de veiller à la qualité de l’isolation des planchers. Ainsi, la transmission des vibrations est contenue par la mise en œuvre de résilients positionnés dans les planchers, en plus d’une épaisseur d’isolant acoustique entre les solives et de la présence de faux plafonds suspendus. En plus du grand rideau séparant l’atrium de la mezzanine, chaque espace de travail est lui-même doté de rideaux acoustiques sur ses deux faces est et ouest et, nous le disions plus tôt, la façade plissée joue également un rôle d’atténuation de la réverbération du bruit. Par ailleurs, la desserte de chaque bureau se fait au travers d’une épaisse cloison technique en bois, comprenant les gaines verticales de distribution des fluides et intégrant un placard, tandis que la cloison en bois opposée se voit recouverte d’un revêtement acoustique en feutre.
Le fait de travailler en site occupé a dû supposer une grande part de préfabrication.
En effet, le palais de justice a continué à fonctionner normalement pendant toute la durée des travaux. De plus, aucun espace du palais ne pouvait être dédié au stockage. Nous avons donc choisi de mener l’ensemble du chantier en filière sèche et en fixant un dimensionnement maximal des différents éléments, notamment les vitrages et la charpente modulaire, afin de nuire le moins possible aux personnes travaillant sur place. Cette démarche correspond en outre aux objectifs que nous visons dans notre pratique : nous nous soucions beaucoup de concevoir des espaces réversibles, capables de mutation. C’est particulièrement vrai pour le programme d’un palais de justice, où les usages évoluent énormément, et c’est une des raisons pour lesquelles nous avons tenu à libérer les deux tiers de la surface au sol pour accueillir d’éventuelles transformations futures. Le programme du concours avait même mis de côté l’usage actuel de la mezzanine au profit des bureaux ! Pourtant, dans notre projet, les marches de départ de l’escalier en bois qui dessert les bureaux, larges et convexes, servent aujourd’hui de podium lors de conférences de presse. Associées à la haute échappée de l’escalier sous le plancher du deuxième niveau, elles confèrent un côté solennel et très scénographié à cet espace… Il nous semblait important, dans notre réponse, de favoriser cette multiplicité d’usages, et c’est sans doute ce qui a permis à notre projet de se démarquer.