ENTRETIEN AVEC BERTRAND VIGNAL
Paysagiste et urbaniste, cofondateur de l'agence BASE
Quel était l'héritage de ce site, cette vaste plage qui fait face à l'Angleterre, en termes d'histoire et d'aménagements ?
C'est un secteur qui a toujours été un endroit fort de Calais. Il est situé au sud de l'entrée du port d'où partent et arrivent les ferries pour Douvres - et qui porte beaucoup de pressions -, vers lequel les regards sont tournés. Ce hub de migrants est un point de focus mondial. Le site compte beaucoup de strates historiques car c'est aussi une ancienne place forte : le fort Nieulay, de Vauban, est à deux pas. Il y avait avant un casino qui a été bombardé lors de la Seconde Guerre mondiale. Le centre-ville est décalé, un peu à l'arrière, et pour arriver là il faut passer un canal, une partie du port. Sur cette plage, le front bâti - de grandes barres des années 1960 - est très en arrière et l'on y trouvait beaucoup d'éléments de jeu et de sable, un minigolf… Des choses désuètes, dans le bon sens du terme, avec la poésie d'une spontanéité populaire, assez touchante.
Quel état des lieux avez-vous dressé quant aux usages ?
Nous sommes ici à un point de basculement entre les grandes plages plates du Nord, depuis les Pays-Bas, très aménagées avec beaucoup de cabanes blanches qui restent en place et, de l'autre côté, la côte qui descend jusqu'au Havre où ce type d'équipements disparaît. C'est un lieu de destination très fréquenté par les Calaisiens. Pour l'anecdote, l'usage est d'acheter des frites et des fricadelles dans les cabanes et de les manger assis dans sa voiture, le nez collé au trottoir et à la digue, en regardant la mer !
Au vu du projet livré, il semble que le programme initial ait été très ambitieux.
Quand nous avons pris connaissance du programme nous avons trouvé ça monstrueux ! Si nous l'avions suivi, il n'y aurait pas eu la place pour mettre un chemin ! En cela, c'est un projet très atypique. Nous n'avons pas vraiment croisé d'autres commandes comme celle-ci en France, où l'on nous demande de charger autant la mule ! Ce n'est pas un projet minimaliste comme au Havre. Nous nous adaptons au site et, ici, ce n'est pas le grand vide ou la grande structure végétale.
Quelle était la commande ?
Quand nous répondons à l'appel d'offres, il y a déjà eu une première phase d'aménagement, au bout de cette plage, en face du port. De grands parkings avaient été remplacés par des parkings-jardins, de fausses dunes… La commande consistait à prolonger cette première phase, à aménager l'arrière de la plage en supprimant une partie des parkings restants. L'enjeu était de concevoir un lieu encore plus attractif, de créer une expérience de promenade qui n'existait pas, pour redorer l'image de Calais mise à mal par la question des migrants et reconquérir le bord de plage sur les voitures afin d'en faire un endroit de déambulation. Tout ça avec beaucoup de programmes d'extérieur pour que la plage devienne une vraie destination, où l'on vient marcher, croiser des gens et pas seulement se baigner ou manger des frites dans sa voiture ! Il fallait mettre en place un endroit très animé et populaire, que chaque élément soit une fierté. Que cette plage devienne à l'image de la marque lancée par trois Calaisiens, CalaisFornia [qui propose des tee- shirts et autres goodies, NDLR ], Palm Beach à Calais ! Même en étant aux antipodes de la Côte d'Azur, comment aurait-on une image forte ? Comment ne fait-on pas fourre-tout dans cela ? Comment trouve-t-on des thématiques de scénographies, de rapport à l'horizon ? Comment fait-on unité de lumière et de couleurs dans ce que l'on propose ? Comment fait-on s'arrêter les gens ? Comment travaillons-nous sur la contemplation malgré le nombre de personnes ? Comment attirons-nous des personnes qui vivent à plus de 30 kilomètres et qui viennent là comme à un musée pour une grande après-midi, qui ne seraient autrement pas venues ? Que fait-on à Calais quand on ne part pas en vacances ? Là, nous offrons une vraie destination de congés sans regretter de ne pas avoir pu partir plus loin.
Ce renouveau et cette attractivité passent par le personnage du Dragon de Calais. Comment ce mastodonte a-t-il influencé la conception ?
À cette profusion s'ajoutait en effet la demande de pouvoir accueillir la déambulation d'un grand dragon animé créé par la compagnie La Machine [à qui l'on doit les Machines de l'île, à Nantes, NDLR ]. Chaque été, il fait l'objet d'une déambulation. Il y a tout un récit autour de lui et de son arrivée à Calais. Techniquement, il a été la source de fortes contraintes, notamment de dimensionnement des chemins pour tenir 30 tonnes à l'essieu, pour qu'il puisse ouvrir ses ailes. Aussi, aucun mât d'éclairage n'encombre son parcours. Nous avons placé la route au bas du site, fait un grand geste de système scénographique, une grande courbe dans le plan, pour que le dragon passe au milieu mais en dégageant suffisamment de place pour les personnes qui ne suivent pas le spectacle. Car au passage du dragon, tout est bloqué. Ce tracé amène de la poésie à un aménagement qui a une certaine rigueur du fait que l'espace doive répondre à de multiples demandes programmatiques.
Vous parlez de « parcours cinétique de l'espace », qu'entendez-vous par là ?
Nous voulions reprendre le travelling avec les côtes de l'Angleterre en face, avec les lumières incroyables, ce rapport à l'horizon. Nicolas de Staël a peint un tableau qui résume ces strates de plans [Plage de Calais, 1954, NDLR ]. Nous avons voulu conserver cette mise en scène, cette harmonie des horizons et composer un plan à partir de ça. Le projet se construit autour de ces fils qui sont de grandes promenades de déambulation et, à l'intérieur, nous avons des entités, des pôles par thématiques sportives, par saisonnalités, comme une place : le méga skatepark, le grand bac à sable avec une aire de jeu au centre, des jeux sur mesure avec les bouées du port détournées ou encore des tapis en caoutchouc - un langage industriel -, un grand platelage bois avec transats, un deck comme à Deauville… Tout cela constitue une série d'atypicités de lieux qui permet de stocker la foule dans de légers mouvements du sol dunaire sur lequel nous sommes implantés. Et où, d'ailleurs, le sujet de la végétation est important au niveau de la strate basse mais impossible à tenir en termes d'arbres car il y a trop de vent.
Y avait-il justement de forts enjeux environnementaux ici ? De fragilité du site naturel ?
Non, contrairement à certains sites sur lesquels nous travaillons où il s'agit de faire accepter l'idée d'arrêter de lutter contre les inondations. Ici, même si c'est certes un sujet d'avenir, pour le moment nous sommes encore sur une logique de « on se met sur un plateau, on aménage et on verra ce qui se passe ». Et l'eau s'infiltre directement dans le sable, donc ce n'est pas un sujet. En revanche, c'est un site difficile comparé à d'autres projets. C'est un endroit où il y a, beaucoup plus qu'ailleurs, des mouvements naturels, et qui est très vite couvert de sable après une tempête. L'hiver, il faut dessabler sans arrêt. Aussi fallait-il des équipements résistants : c'est pourquoi nous avons utilisé de l'inox, du béton et du bois très sec. D'ailleurs, pour une fois, nous avons pu faire une aire de jeux dans le sable alors que c'est interdit partout en France. Du côté stratégie végétale, nous avons quand même pu planter des arbres serrés par entité de 50 mètres carrés, des petits îlots pour lutter contre le vent. Nous arrivons ainsi à créer des effets déflecteurs.
Au-delà des enjeux de l'aménagement, qu'entendez-vous par cette notion de « conditions de la réappropriation de l'espace public » ? Qu'induisent-elles d'un point de vue social ?
Le parc de Calais est devenu un lieu de représentation où l'on déambule, où l'on vient en famille en regardant l'horizon. C'est un contexte très poétique dans une ville où le contexte social en termes de revenus est assez faible. Comment crée-t-on du relationnel dans un contexte où il y a de la paupérisation ou du vote extrême ? Comment fait-on se rassembler les gens, comment les fait-on échanger pour lutter contre l'extrémisme ? Comment l'espace peut-il produire ce relationnel, cette connivence que l'on peut avoir sur un lieu, un attachement ? C'est pour cela que nous cherchons à donner les conditions de la réappropriation de l'espace public.