Les architectes sont exhortés de toute part, voire contraints, à faire preuve de toujours plus de vertu dans la conception des bâtiments ; comment ressentez-vous cela ? Qu'en est-il de votre libre arbitre ? De votre expertise ?
Je pense effectivement qu'avec les années les architectes se voient de plus en plus privés de compétences. Ce qui était de l'ordre de notre formation et de notre savoir-faire s'est petit à petit étiolé pour être remplacé par des valeurs plus factuelles et numériques ; traduites notamment par un ensemble de labels et de certifications ; autant de tableaux et de logarithmes que nous ne maîtrisons pas. Et le constat que je peux faire, après 30 ans de carrière, c'est que ce que nous dessinions à l'époque n'était pas si différent de ce qui est aujourd'hui produit par toutes ces normes et ces tableaux, qui prennent plus de temps et demandent toujours plus d'acteurs. Expliquer cela est compliqué, je pense qu'il y a une valorisation des métiers d'ingénierie pour essayer de mieux maîtriser ce que nous produisons, et cela est une bonne chose. Et parallèlement, afin de cadrer l'ensemble, sont créés des labels en tout genre dont la dérive est de normaliser la conception. Avec pour conséquence directe de freiner les projets qui sortent des clous, car conçus avec des matériaux non reconnus, comme la terre crue par exemple. Pour résumer, l'innovation est devenue contraire à la certification. Aujourd'hui, dès que nous faisons appel au bon sens, nous dévions de ce qui est connu et donc nous sortons des certifications. Et nous avons affronté cela à plusieurs reprises. Il y a une quinzaine d'années par exemple, pour une résidence jeune travailleur. Les différents enjeux du projet nous ont conduits à définir une trame très fine liée aux contraintes du site. Eh bien les organismes de certification ne reconnaissaient cette trame que si les séparatifs étaient réalisés en béton, c'est-à-dire qu'ils supprimaient la flexibilité dont nous avions doté le bâtiment en réalisant ces séparatifs en cloisons de plâtre. Donc pour obtenir la certification requise, nous devions produire un bâtiment impossible à restructurer par la suite. Voilà un exemple typique des aberrations auxquelles tous ces cadres nous confrontent.
Lorsque vous mettez en œuvre un matériau de prime abord moins durable qu'un autre, êtes-vous contraints à argumenter encore plus ?
Paradoxalement, je pense que c'est la presse que nous avons le plus de mal à convaincre. Davantage que la maîtrise d'ouvrage. La durabilité, c'est une question de prisme par lequel nous regardons le matériau et le rôle que nous lui donnons. Pour ce projet, nous avions proposé la terre crue comme sujet numéro un et pour tout le socle. Et cette terre crue pour être pérenne devait être extrêmement bien protégée. Donc ce que nous disposions au-dessus devait aussi protéger ce socle en terre. Face aux critiques sur le caractère énergivore de la production de l'inox, nous avons opposé sa durée de vie, presque éternelle, nous permettant ainsi de rassurer sur le fait qu'il n'y aurait pas de vieillissement de cette parure protectrice. Le deuxième argument s'appuyait sur le bilan du cycle du bâtiment donc sur une durée très longue. L'inox est certes énergivore, mais en le posant façon zinc, en feuille mince, nous réduisons fortement la quantité de matière, et donc, paradoxalement, en termes de poids, il n'y a quasiment pas d'inox dans ce projet, même s'il se voit beaucoup.
N'y a-t-il pas comme une once de militantisme à faire des choix, a priori, contraires à la bien-pensance actuelle ? Et dans quel but ?
Ici encore je vais critiquer le système actuel. J'ai commencé en disant que notre savoir-faire était de moins en moins sollicité, et force est de constater qu'aujourd'hui, les maîtres d'ouvrage publics et privés font de moins en moins confiance aux architectes. Je le déplore grandement ; notre formation dure cinq années sur le papier et bien souvent plus longtemps. De plus, notre profession est ordinale, et en complément de l'exercice quotidien de notre savoir-faire, nous sommes soumis à une formation continue. Je constate régulièrement que nous avons de moins en moins l'oreille de nos représentants et de nos élus, qui font davantage confiance aux entrepreneurs ou aux ingénieurs. Et ceci se lit dans la composition des équipes ; aujourd'hui l'architecte doit s'entourer de spécialistes sur tous les sujets. Il n'y a pas un domaine où on peut y échapper. Ce qui est dramatique, puisqu'à force de ne plus faire, eh bien nous ne savons plus faire. En Île-de-France par exemple, cela fait très longtemps que les promoteurs ont décidé de confier le chantier à des maîtres d'œuvre d'exécution. Quand aujourd'hui je demande à le gérer, il m'est répondu que les architectes ne savent pas faire de chantier… Et pour en revenir à votre question sur les matériaux, il va falloir justifier les choix et demander l'avis au bureau d'études environnementales, à l'ingénierie, à des tas de gens. Mais le raisonnement de l'architecte, qui est le seul formé pour régler les interfaces et pour associer les choses, est de moins en moins considéré. Finalement, l'architecte perd peu à peu sa légitimité et ne peut qu'observer l'application d'a priori durables, trop souvent justifiés par des calculs, mais dénués de bon sens.
Ce groupe scolaire est une belle illustration, tant en termes urbains qu'architecturaux, des qualités de la mixité des matériaux ; quels étaient les objectifs de ce contraste entre terre et métal ?
Ici nous parlons d'architecture. Pour vous raconter l'histoire rapidement, c'est un concours d'architecture classique mais ce que nous avions principalement retenu du propos introductif de la ville c'est qu'ils voulaient un bâtiment très engagé sur le plan environnemental. Mais qu'ils sortaient d'une expérience avec le bois qui les avait échaudés. Ensuite, il y avait le contexte physique de ce groupe scolaire qui est au pied du projet des terrasses ; un programme très dense et vertical de part et d'autre de cet axe qui descend vers la Seine. Nous devions installer au bord de ces terrasses un groupe scolaire qui par définition est une crêpe, une horizontalité.
Un rez-de-chaussée plus un étage, c'est bien le maximum. Nous devions donc nous inscrire en rupture avec cet urbanisme mitoyen, et en même temps, pour nous, un groupe scolaire c'est l'équipement public populaire par essence, un monument discret vécu comme un lieu de rencontre pour tout le quartier. La question de le faire exister était donc primordiale car il doit être fédérateur, sans être magnifié, ni pompeux. Il faut lui trouver une identité qui lui soit propre et qui le fasse émerger. Face à cet urbanisme vertical, nous ne pouvions pas lutter, le groupe scolaire ne pouvait pas s'inspirer de ce qui se passait autour de lui. Nous avons donc fait le choix de nous en extraire, et de nous préoccuper du paysage alentour et des grandes vues perspectives vers la Seine, et le Mont-Valérien en arrière-plan. De fait, nous avons décidé de faire disparaître le bâtiment. Ne pouvant pas exister dans la ville, nous préférions nous fondre dans le paysage, avec l'idée qu'ainsi, il serait d'autant plus fort et remarqué. Nous avons donc travaillé sur le sol et la ligne d'horizon, guidés par cette inspiration : « S'inscrire au sol, et se suspendre au ciel. » À partir de là, il fallait trouver comment réaliser un bâtiment ancré dans le sol et suspendu au ciel. Le suspendre n'était pas si compliqué, il fallait des matériaux réfléchissants qui fassent disparaître le projet dans un fond de lumière, donc assez naturellement l'inox s'est imposé. Et pour le sol, nous avions un peu entendu parler de la terre crue qui s'est naturellement imposée à nous. Sans savoir ce que cela impliquait vraiment, sans savoir comment on allait faire et sans savoir quelles étaient les conditions. Nous pensions trouver les solutions et nous avons rendu notre concours ainsi, un peu naïvement.
Plusieurs matériaux répondaient à votre idée de la disparition, pourquoi avoir élu l'acier inoxydable ?
Eh bien, pas tant que ça finalement, beaucoup sont réfléchissants mais ne répondent pas à nos objectifs. La terre émaillée par exemple est un produit magnifique mais qui ne disparaît absolument pas. Le cuivre, c'est très beau mais pas du tout réfléchissant. Et l'aluminium, à la différence de l'inox, est un matériau qui se patine dans le temps, même s'il a de très belles utilisations, nous l'avions mis en œuvre en version anodisée afin de maintenir son aspect stabilisé par exemple. Mais ici en l'occurrence, il aurait fallu utiliser de l'aluminium en cassettes et pas en feuille mince, nous aurions probablement dépensé plus d'énergie grise ainsi et pour un aspect complètement différent. Nous souhaitions que le métal posé au-dessus de la terre crue soit naturel, à l'état brut comme sorti d'usine. Donc l'inox en feuille mince légèrement bosselé qui est incapable d'être plat nous convenait très bien pour répondre à l'aspect rugueux de cette terre crue qui elle-même était très rustique dans sa pose.
Il n'y a pas de doute quant à la pérennité de l'acier inoxydable mais quid de sa provenance, de son extraction, de son industrialisation ?
Honnêtement, aujourd'hui, quels que soient les matériaux et les précautions que nous prenons, allant jusqu'à valoriser les filières proches, tout traverse la planète, dans tous les sens. Nous en avons fait plusieurs fois l'expérience ; nous avons construit un bâtiment avec du bambou d'Afrique du Sud et un autre en pierre arrivée de Chine. Et quand nous choisissons le béton, c'est du sable qui traverse la planète dans tous les sens. Le bois malheureusement, vient la plupart du temps d'Europe du Nord et encore, nous n'évoquons pas toutes les usines qu'il a traversées avant d'arriver au chantier. Donc c'est un bois qui a traversé l'Europe. Le constat est amer mais malheureusement, aujourd'hui, c'est un sujet qui est loin d'être optimisé et sur lequel il nous faut encore œuvrer.
FICHE TECHNIQUE
♦ LOCALISATION Nanterre (92), France
♦ MAÎTRISE D'OUVRAGE Ville de Nanterre
♦ PROGRAMME Construction d'un groupe scolaire de 15 classes de maternelle et élémentaire, centre de loisirs, restauration
♦ CO-TRAITANTS David Besson-Girard (paysage), Incet (TCE), be-terre (terre crue), Éléments Ingénierie (HQE, CVC), Peutz et Associés (acoustique)
♦ ENTREPRISES CERP-Donato (gros œuvre, terre crue), U. T. B. (charpente), Sarmates (façade, serrurerie), Roger Delattre (menuiserie extérieure), Sunvie-Solroof (étanchéité, photovoltaïque), Perrin (menuiserie intérieure, mobiliers), SBME (cloison, sol dur), Gicquel (peinture, sol souple), STEPC (lots techniques), Colas (VRD), Botanic, Tracer, DK Conseil Paysage (espace vert)
♦ PHOTOGRAPHIES Frédéric Delangle