Rédigé par Clémentine Rolland | Publié le 11/09/2023
ENTRETIEN AVEC MATHIEU BERTELOOT
Architecte associé de l’agence Hart Berteloot (HBAAT)
Comment ce projet de cinéma, si différent des multiplex que l’on peut avoir l’habitude de fréquenter aujourd’hui, a-t-il vu le jour ?
Le programme du concours était extrêmement cadré et précis. L’espace créé devait pouvoir accueillir trois salles de cinéma, une annexe du conservatoire de musique et une salle de spectacle polyvalente, dans un modèle de cinéma compact de type multiplex. À lecture de ce programme, notre équipe a unanimement souhaité le remettre en question. Il s’agissait par ailleurs du premier concours auquel nous répondions en association avec l’agence bruxelloise V+. Nous avons mené l’ensemble du projet conjointement avec V+, depuis les études jusqu’au chantier. Nous étions également associés dès le concours – comme nous le faisons très souvent – à l’architecte et historien Richard Klein, qui a alimenté nos réflexions dès les prémices du projet en analysant la place des cinémas dans les centres-villes et en étudiant la manière dont ils s’étaient développés, entre les années 1930 et 1950, en Europe et en Amérique. En parallèle de cette recherche, Richard Klein a mené un travail d’inventaire des modénatures en briques, caractéristiques de la commune de Marcq-en-Barœul. Forts de ces connaissances, nous avons pris la décision de concevoir un bâtiment à l’image des cinémas urbains de l’après-guerre – et aux antipodes des multiplex qui continuent de se construire, encore aujourd’hui, en périphérie des villes, aux abords des centre commerciaux. Notre objectif était ainsi de faire de cet équipement, a priori opaque et fermé, un bâtiment ouvert sur la ville, dont l’échelle et la matérialité pourraient évoquer celle d’une grande villa urbaine. Ainsi, pour réduire un possible effet monolithique, nous avons décomposé le bâtiment en trois corps distincts et avons proposé de placer au cœur du projet un vaste espace vide qui est en fait une salle de cinéma en plein air en R+1. À notre grande surprise, c’est avec ce renversement que nous avons gagné le concours.
©️ Cyrille Weiner
À quel moment avez-vous envisagé la présence d’escaliers sculpturaux dans le projet ?
Le programme de la maîtrise d’ouvrage était si précis dans son organisation spatiale que toutes les circulations en devenaient inévitablement aveugles, sans lumière naturelle. La compréhension historique des cinémas ou théâtres d’après-guerre nous a ainsi incités à réfléchir autrement et à éclairer naturellement l’ensemble des circulations, que ce soit les halls ou les circulations en entrée ou en sortie de salle. Nous souhaitions éviter à tout prix le hall d’accueil impersonnel avec ses distributeurs de confiseries et ses lumières artificielles, et surtout offrir aux spectateurs une autre expérience que celle qui consiste, après la séance, à sortir par une petite porte dérobée pour se retrouver projeté sur un parking à l’arrière de l’équipement. Nous avons ainsi créé un hall et des circulations où les spectateurs se rencontrent, discutent, peuvent prendre un verre avant ou après la séance et nous avons situé une brasserie dans le parcours de sortie des salles. De ce fait, l’idée de créer des circulations avec plusieurs escaliers remarquables s’est imposée dès le concours. Ces derniers ont été peu modifiés entre le concours et la réalisation, à l’exception du balancement des escaliers à quart tournant, que nous avons revu en études pour correspondre aux normes incendie qui exigeaient un escalier droit avec un nombre maximum de 25 marches. De même, par rapport au projet du concours, nous avons rapidement constaté que, pour des raisons économiques, nous avions tout intérêt à ce que le coffrage utilisé pour l’escalier monumental reliant le hall et le premier étage soit réutilisé pour relier également le premier et le second étage. Enfin, nous avons dessiné un troisième escalier en béton banché, situé dans le corps du bâtiment est, qui permet d’accéder à la salle du conservatoire de musique depuis les circulations et le hall de la salle festive. Il constitue aussi l’escalier de secours de la partie cinéma, car sa création permet d’éviter l’encloisonnement d’un second escalier dans le hall cinéma. Cet escalier se situe en fait « dans » l’écran de cinéma de la salle extérieure, ce qui constitue un moment assez particulier, notamment grâce aux différentes ouvertures placées sous l’écran et derrière l’écran et qui inondent de lumière la cage d’escalier jusqu’au rez-de-chaussée.
L’ensemble du cinéma est traité de manière à laisser paraître la maçonnerie béton, et ce choix vaut également pour les éléments d’escaliers. Quel discours tenez-vous vis-à-vis de la matérialité ?
Le béton laissé apparent dans le grand hall raconte une certaine histoire du chantier et de la matière : certains voiles sont magnifiques tandis que d’autres sont moins réussis, à cause de problèmes de vibration du béton, d’hygrométrie, de température… Mais ces défauts font partie du projet. Idem pour les circulations verticales du grand hall : il était pour nous inconcevable d’envisager ces escaliers comme de simples escaliers préfabriqués. Dans nos projets, nous aimons que soit valorisée la main de l’artisan. C’est notamment pour cette raison que nous essayons autant que possible de supprimer le second œuvre : il nous arrive de livrer des projets sans plâtrerie ni peinture. On constate aujourd’hui en France une importante déqualification de la main-d’œuvre, que nous attribuons entre autres au fait que la construction est « cachée » : isolation par l’extérieur, capotage, épaisseurs de plâtre, etc. Beaucoup d’artisans sont désinvoltes et peu attentifs au détail car ils savent qu’une maçonnerie mal exécutée sera recouverte, que les branchements électriques seront dissimulés, qu’une épaisseur de plâtre sera poncée puis peinte… C’est pourquoi nous prenons le contre-pied de cette tendance à masquer le gros œuvre. En supprimant le second œuvre et en valorisant les matériaux mis en œuvre pour ce qu’ils sont, alors le compagnon qui coule son ouvrage en béton en est rendu responsable du début à la fin et apportera le soin requis pour une exécution de qualité.
En l’occurrence, sur ce projet, la complexité acoustique des salles de cinéma et de spectacle nous a tout de même contraints à concevoir des doublages intérieurs sur les murs et plafonds à l’intérieur des salles. Nous avons également posé des panneaux de chêne en sous-face de certaines dalles béton dans les espaces d’accueil et de circulation, qui, par leurs volume et matérialité, exigeaient un traitement acoustique. Le chêne se retrouve également en plaquage sur une structure rapportée au niveau des garde-corps des escaliers du hall principal, mais aussi sur l’ensemble des ouvrages de menuiseries intérieures et extérieures. Cet apport du bois permet d’adoucir la rudesse de la maçonnerie, quant à elle laissée apparente sans traitement complémentaire : pas de ragréage, ni de ponçage ni de lazure de finition.
Quelles sont les caractéristiques structurelles des différents escaliers réalisés sur place ?
La réalisation des trois escaliers, larges de deux unités de passage, est le résultat de notre collaboration avec une entreprise familiale extraordinaire : Tommasini Construction. Les maçons les ont coulés en place à la planche de bois avec un coffrage à l’ancienne. La confection du coffrage a été réalisée sur chantier par les coffreurs de l’entreprise, selon le gabarit que nous avions dessiné, et s’est étendue sur un petit mois au total ; deux jours ont suffi pour les étapes de coulage et de décoffrage de chaque escalier. En ce qui concerne les escaliers du grand hall, la prouesse technique résidait dans le fait qu’ils sont indépendants des murs et uniquement ancrés au départ de l’escalier et au niveau de la solidarisation avec la dalle en béton formant pallier. Ils sont surtout fortement ferraillés en tête et en pied, de même que le sont les paillasses, très épaisses, et les marches. Pour le troisième escalier, les enjeux étaient différents car sa sous-face est invisible. Les ancrages se situent au départ et sur le palier d’arrivée de l’escalier, mais le voile de béton courbe qui tient lieu de garde-corps et de limon est quant à lui structurel. Avec l’entreprise, nous avons soigneusement sélectionné le type de planches que nous voulions employer pour le banchage et avons longtemps discuté avec les coffreurs sur chantier. Il était important que l’empreinte des banches demeure visible et qu’aucun ragréage ne soit effectué après le décoffrage. La fierté des maçons était manifeste au moment de décoffrer le premier escalier – à raison, car ce sont de très beaux ensembles magnifiquement mis en œuvre. Nous pensons que de pareils ouvrages engendrent une grande complicité entre architectes et compagnons sur chantier, et il est important, pour mener un chantier à bien, d’avoir ces alliés à nos côtés. Il est autrement plus valorisant pour des compagnons d’accomplir ce type de prestation, qui démontre un savoir-faire et un travail collectif, que de poser un ouvrage préfabriqué issu de l’industrie. Notre devoir d’architecte est de participer à la valorisation et à la préservation de ces savoir-faire quand on imagine un bâtiment.
©️ Cyrille Weiner + HBAAT (photo de chantier)
FICHE TECHNIQUE
LOCALISATION Marcq-en-Barœul (59), France
ARCHITECTES Hart Berteloot (HBAAT) (mandataires) et V+ (associés)
www.hbaat.fr
www.vplus.org
MAÎTRISE D’OUVRAGE Ville de Marcq-en-Barœul
COTRAITANTS Chevalier-Masson (design textile), Richard Klein (historien de l’architecture), Greisch (structure), BEA (fluides), Cabinet Becquart (économie), Daidalos (acoustique), Théâtre Projects (scénographie) et Leblanc & Venacque (paysage)
PROGRAMME Construction d’un complexe cinématographique, d’un complexe polyvalent festif, d’un lieu de restauration et d’une salle pour l’école de musique
SURFACE DE PLANCHER 3 000 m2
CONCOURS 2017
LIVRAISON 2021
COÛT DES TRAVAUX 7,8 millions d’euros HT (dont 60 000 euros pour l’escalier du hall principal et 30 000 euros pour l’escalier de la salle festive)
PHOTOGRAPHIES Cyrille Weiner et HBAAT (photo de chantier)