Rédigé par Raphaëlle Saint-Pierre | Publié le 17/07/2014
Projet séculaire, le transfert de la capitale de Rio de Janeiro à l’intérieur des terres est prévu en 1891 dans la première constitution du Brésil. Dès cette époque, un géographe propose comme site d’édification un plateau naturel, nommé Planalto central. Aboutissement d’une phase de modernisation intensive enclenchée dans les années 1930, la création de Brasilia doit dynamiser le cœur pratiquement vide d’un pays où la majorité de la population est massée sur le littoral. Incarnation brésilienne de la ville corbuséenne plutôt qu’utopie chimérique, elle porte l’espoir d’un nouvel idéal urbain fondé sur l’égalité sociale, la séparation des fonctions et la générosité des espaces publics. Avec Chandigarh, que le maître du modernisme a édifiée en Inde dans les années 1950, c’est la seule métropole où les doctrines de Le Corbusier publiées dans La Charte d’Athènes en 1942 sont transposées à une telle échelle. Mais les effets de son développement foudroyant et la multiplication autour d’elle de cités satellites ont entraîné une condamnation sans nuances du projet initial. C'est cependant oublier que, quatre ans seulement après l'inauguration de cette nouvelle capitale, une dictature militaire imposait contre le communisme sa politique pour vingt ans, jusqu’en 1984, bloquant l’implication de ses créateurs pour la faire évoluer.
Libération du sol
Alors maire de Belo Horizonte, Juscelino Kubitschek rencontre Oscar Niemeyer en 1940. Il lui commande la construction du quartier tout en courbes de Pampulha, symbole de la naissance d’une nouvelle voie au sein du mouvement moderne. Devenu président en 1955, il le charge dès 1956 de concevoir les lieux du pouvoir et une partie des équipements de la future capitale, et le nomme directeur du Département d’Urbanisme et d’Architecture de la NOVACAP1. Le concours du plan pilote de Brasilia, consacré aux activités tertiaires de la capitale et aux logements de leurs agents, est lancé l’année-même. Parmi vingt-six candidats, Lucio Costa le remporte en 1957 avec un dessin né « du geste initial de quiconque désigne un endroit et en prend possession : deux barres qui se croisent à angle droit formant une croix », explique-t-il. Ami d’Oscar Niemeyer, il a travaillé avec lui dès 1936, à la réalisation du ministère de l’Éducation à Rio puis à celle du pavillon du Brésil pour l’exposition internationale de New York de 1939.
Disposant de la maîtrise du foncier par l'État, Lucio Costa affirme la primauté de l’espace public et parvient à maintenir le bâti dans un territoire qui ignore le parcellaire, à l’opposé du modèle européen. Sans céder à un fonctionnalisme basique, il articule quatre échelles – « monumentale », « grégaire »2, « résidentielle » et « bucolique » –, dont chaque élément s’accorde avec la composition générale. Le rôle du vide et le rapport du construit au non-construit y sont fondamentaux. Dressée au bord d’un imposant lac artificiel, cette ville-parc intègre de véritables morceaux de nature. En forme d’oiseau, suite à son adaptation à la topographie et à l’orientation du site, le plan fait se croiser deux axes. L’un curviligne nord/sud, de 13 kilomètres, trace la grande artère de circulation bordée de secteurs résidentiels ou unités de voisinage comportant quatre superquadras. Chacune est formée d’un carré de 300 mètres de côté abritant une dizaine d’immeubles de six étages pour 2 500 personnes, hauts fonctionnaires et cadres de l’administration. Construits sur pilotis, ils libèrent le sol et l’horizon, abolissant la notion de rue traditionnelle et le sentiment d’enfermement que les façades continues peuvent provoquer. S’ils évoquent les unités d’habitation de Le Corbusier, ils s’en distinguent néanmoins par leur faible hauteur ainsi que par la densité du bâti et de la population. À leurs pieds, les espaces extérieurs partagés offrent une multiplicité d’usages qui enrichit la vie sociale (promenades, jeux, danse, sport, etc.). L’architecte Claudia Estrela Porto, qui vit à Brasilia depuis 1978, confirme qu’habiter les superquadras, plongés dans la végétation, est très agréable. « Quand je suis arrivée, seule la partie sud était construite, explique-t-elle. Il restait encore beaucoup de terrains libres au nord. Aujourd'hui le plan pilote est complet. »
Magies structurelles
Perpendiculaire à l’axe résidentiel, l’axe monumental est/ouest de 6 kilomètres relie les quartiers administratifs, ponctué des plus extraordinaires édifices d’Oscar Niemeyer, avec à sa tête la place des Trois pouvoirs. Sans murs séparatifs ni clôtures, l’architecture publique est directement accessible aux citoyens, la plateforme du Palais des congrès leur permettant même de la dominer. Avec ses deux coupoles, dont une inversée, et ses tours jumelles, cette « œuvre puriste, dans sa blancheur vibrante, est symbole de lumière et de dignité, une utopie politico-urbaine dans le droit-fil des idéaux progressistes du mouvement moderne à ses origines », analyse l’historien Gilbert Luigi.
Loin de toute ostentation ou arrogance, la majesté des lieux de pouvoir politique et religieux ne procède pas de la taille des bâtiments, en réalité modeste, mais de leur inscription distendue dans la vastitude du site, accusée par la largeur des voies automobiles qui les relient. La pureté de leurs lignes se profile dans le ciel, répondant à l’horizon et à l’immensité du Planalto. Partout, le cerrado – savane sud-américaine au sol rouge et aride et à la végétation clairsemée – apparaît. Collaborateur de longue date du duo, le paysagiste Roberto Burle-Marx s’en inspire pour l’aménagement du vaste parc public de l’axe monumental tandis qu’il interprète la nature tropicale avec les jardins aquatiques des palais des Affaires étrangères et de la Justice.
Dans La forme en architecture, Oscar Niemeyer écrit que c’est à Brasilia que son œuvre se fit plus libre sur le plan plastique : « une architecture liée au système de structures », simple et belle, sans besoin d’additionner les éléments. Grâce à l’aide essentielle du brillant ingénieur Joaquim Cardozo, il flirte avec les limites de la résistance du béton armé, traçant courbes et porte-à-faux, maniant fluidité et légèreté. Il imagine des palais avec des colonnes aux dimensions si réduites à leur point d’appui qu’ils donnent l’impression de flotter au-dessus du sol. Il porte à son paroxysme cette audace structurelle avec la cathédrale aux seize piliers incurvés selon un paraboloïde de révolution, entre lesquels les espaces vides sont comblés d’une fine membrane de vitraux. Jusqu’à son décès en 2012, Oscar Niemeyer construira à Brasilia de nouveaux bâtiments, comme la bibliothèque ou le musée national, donnant les dernières touches à une unité de création incomparable par son ampleur dans l’espace et le temps.
Du rêve à la réalité
Pour mettre en œuvre ce chantier hors-normes, étalé sur une cinquantaine de kilomètres carrés, et faire bondir son pays d’un demi-siècle en cinq ans, le président Kubitschek creuse allègrement la dette du pays. À 1 000 kilomètres des sites industriels, les matériaux sont acheminés par avion et des centaines de milliers d’hommes arrivent de toutes parts. Les sublimes photographies du Français Marcel Gautherot dévoilent leurs chorégraphies d'équilibristes pour donner corps à ce songe moderne, dans des conditions extrêmement difficiles – notamment dues aux précipitations excessives. Le Congrès national ayant fixé la date de l’inauguration au 21 avril 1960, l’équipe ne dispose que de trois ans. « Chacun des projets fut réalisé en quelques jours et les travaux étaient déjà en train alors qu’on ne disposait encore que des plans de fondations », écrit Niemeyer.
Les campements nécessaires à la construction de la ville, la cité des ingénieurs ou celle des ouvriers, doivent être démolis dès la réception des premiers quartiers. Afin d’éviter la formation d’une périphérie ouvrière et pauvre, la main-d’œuvre est censée être reconvertie dans les services, commerces et coopératives agricoles mais le manque de travail se fait rapidement ressentir. Des amorces de favelas apparaissent, notamment à côté des grands chantiers d’infrastructure, reproduisant les conditions de vie de la plupart des agglomérations brésiliennes. Entre 1958 et 1980, se succèdent d'abord un regroupement de la population des bidonvilles dans une première ville satellite au plan sommaire, avec voies de terre battue et lotissements expéditifs, puis la fondation de bien d’autres. Les militaires, alors au pouvoir, se révèlent les plus mauvais gestionnaires pour régler cette situation anarchique. Au fil des années, la division du territoire en régions administratives officialise les développements successifs.
Nature, embouteillages et spiritualité
Aujourd’hui, Brasilia est une ville polynucléaire où cohabitent les modèles d’origine et des modes d’occupation du sol spontanés. La population du plan pilote est de l'ordre de 200 000 habitants pour 2 500 000 au niveau du District fédéral. « Les cités satellites restent isolées du centre. Bien qu’une partie de leur population vienne y travailler tous les jours, les transports publics sont très insuffisants par rapport aux autres grandes métropoles mondiales, regrette Claudia Estrela Porto. La bonne qualité de vie est restreinte aux quartiers originels où tout a été planifié. Mais là aussi les transports manquent, si bien qu’il y a une quantité absurde de voitures à l’intérieur du plan pilote qui comporte de grandes avenues et des voies express, mais pas de véritables rues. » Quant à la nature, elle occupe une part si énorme, que le gouvernement n’a pas assez d’argent pour l’entretenir convenablement. « En revanche, à la période des pluies, d’octobre à mars, la ville devient un grand jardin verdoyant fantastique », poursuit l’architecte.
Claudia Estrela Porto se réjouit de la vie culturelle intense qu’offre Brasilia depuis quelques années. Mais, étonnamment, la ville est devenue avant tout une capitale spirituelle, ponctuée d’un nombre impressionnant de lieux de culte catholiques, de temples ésotériques et de cabinets de thérapies alternatives en tous genres. À la confluence des trois grands fleuves sud-américains, la région attire depuis les années 1970 mystiques, millénaristes et amateurs d'ovnis. L’architecture lyrique de Niemeyer, le ciel immense et l'horizon omniprésent, jouent sans nul doute un rôle dans ces aspirations.
1. NOVACAP : compagnie pour l’urbanisation de la nouvelle capitale.
2. L’échelle dite « grégaire » concerne les échanges : transports, commerces, loisirs.