Pour concrétiser leur vision, les frères Lurçat choisissent ensemble un terrain au sud de Paris sur lequel se trouve un entrepôt de pommes. Reste à convaincre les artistes et amis de Jean de venir s’installer dans cette « zone ». Mais celui-ci sait être persuasif, puisque Robert Couturier, Marcel Gromaire ou Edouard Goerg décident d’y construire leurs maisons et ateliers. Plus tard, l’impasse accueillera également d’autres créateurs ou écrivains importants dont Dalí, Mario Prassinos, Chaïm Soutine, Anaïs Nin et Henry Miller – c’est d’ailleurs là qu’en 1936, ce dernier écrivit Tropique du Cancer.
Éloge du béton
André Lurçat construit huit maisons bordant l’impasse, et en premier lieu, celle de son frère en 1925. Quand celui-ci l’invite à se joindre au projet, Chana Orloff est locataire d’un atelier rue d’Assas. Elle y travaille et y habite avec son fils, Elie. Le logement est assez vétuste. Or, depuis son arrivée dans la capitale, elle a fait son chemin et est devenue une artiste reconnue, portraitiste attitrée de l’élite parisienne et internationale. Ses œuvres sont régulièrement exposées dans les salons avant-gardistes et les meilleures galeries. Elles commencent à entrer dans les collections des musées d’art moderne français et européens. Bien que ses amis essayent de l’en dissuader – « Vous vous ferez égorger ! », lui prédisent-ils –, Chana Orloff se laisse séduire par le projet et achète deux parcelles. Elle demande à Auguste Perret, qu’elle connaît pour avoir réalisé son portrait en 1923, de concevoir sa maison au 7 bis de la Villa Seurat. L’architecte a alors 52 ans. Il est précurseur dans l’utilisation du béton armé structurel et ce sera ici sa première résidence-atelier de taille moyenne. Chana Orloff qui avait dès 1918 expérimenté le béton moulé (sculpture de la Madone) était très intéressée par ce matériau et c’est sans doute ce qui l’a guidée dans son choix du maître d’œuvre.
« Travailloir »
Fonctionnel, adapté à sa vie privée et professionnelle, ce « travailloir » est consacré à l’activité de Chana. Le projet est élaboré en mars 1926 et rapidement mis en œuvre. Au rez-de-chaussée, les ateliers sont aménagés en double-hauteur. L’espace de travail, à l’extrémité de la maison, en fond de parcelle, est protégé de toute vue. Accessible depuis l’entrée, la partie exposition donne sur la rue et est surplombée d’une galerie de faible hauteur sous plafond (2,10 mètres) qui offre une perspective sur les œuvres de l’artiste et mène à l’appartement situé au second étage. Celui-ci, d’une surface d’à peine 60 mètres carrés, possède une organisation plutôt conventionnelle, avec deux chambres qui s’ouvrent au sud sur une terrasse. Auguste Perret privilégie les volumes et attache une grande importance à la qualité de l’éclairage naturel. Il positionne ainsi, sur le toit-terrasse, des châssis zénithaux orientés au nord : un choix qui permet de bénéficier d’une lumière stable et sans ombre, et ce tant dans le logement que dans l’atelier de travail.
Compositions
Alors que les architectes du Mouvement moderne – auquel appartient André Lurçat – réalisent des façades lisses, en moellons enduits de plâtre, dépouillées et sans modénature, celle que réalise Perret pour l’atelier de Chana Orloff affirme une composition à la fois constructive – la structure poteaux-poutres en béton ordonne et rend lisible la composition des espaces intérieurs de la maison – et décorative. Les baies menuisées de près de 4,50 mètres laissent entrevoir aux promeneurs l’univers secret de la sculpteur. Au-dessus, entre les deux bandeaux horizontaux en béton, l’appareillage de briques posées en quinconce, percé de deux baies carrées d’environ un mètre par un mètre, semble protéger le séjour du deuxième étage des regards extérieurs. Le système constructif est également perceptible dans l’atelier avec ses poutres fines qui composent les volumes. La présence de l’artiste est encore palpable dès l’entrée dans l’atelier, au travers des sculptures. Celles-ci troublent, étonnent et donnent l’impression de pénétrer dans un monde plus riche, plus dense. C’est la seule maison-atelier de la Villa Seurat, avec celle de Robert Couturier, à ne pas avoir changé de vocation.
En 1945, de retour de Genève où elle s’était réfugiée, Chana Orloff découvre sa maison pillée, les meubles, plâtres et bronzes disparus, certaines sculptures en pierre fracassées. Elle remplacera les meubles disparus signés Francis Jourdain ou Pierre Chareau par du mobilier fonctionnel ; elle ne restaurera pas ses sculptures mutilées, mais se contentera de monter ici sur un socle une tête privée de son corps, là, de recouper un buste fracassé. D’une certaine façon, seule l’œuvre en devenir l’intéressait. Ses sculptures d’après-guerre témoignent de ses recherches et de son humanisme indestructible. C'est sa réponse à la barbarie.