Sur l'îlot Tison flotte comme un air de printemps ; et une passerelle qui tangue doucement au gré des flots. Articulée et mouvante, elle joue aujourd'hui le rôle de trait d'union entre le centre de Poitiers et les quartiers des Trois Cités et de la Mérigotte. Hier, le lieu se terminait en impasse, au milieu d'entrepôts fermés jouxtant une zone pavillonnaire. Pour le transformer en destination agréable pour les Poitevins, il ne fallait pas moins, après plusieurs études d'un programme à entrées multiples, que le franchissement d'un cours d'eau en zone inondable, l'aménagement d'un parc à la fois naturel et urbain, la démolition d'une ancienne scierie et, en bonus, une production d'électricité, avec deux turbines posées sur la rivière Clain. Le tout pour 1,7 million d'euros, enveloppe plutôt réduite au vu des contraintes du site. « Ce projet, sourit Emmanuel Jalbert, paysagiste à l'agence In Situ, c'était l'expérience de la sobriété maximale : un petit budget, trois fois rien en travaux, mais beaucoup de réflexion en amont. »
Une expertise au long cours
À la manœuvre, l'agence In Situ, qui possède une solide expertise en matière de cours d'eau : dès 2002, son équipe s'intéresse en effet de près aux problématiques fluviales, en menant, à Lyon, la requalification des berges du Rhône. Une réalisation qui fait école et assoit la réputation de l'atelier, lequel, par la suite, continue d'approfondir cette thématique au long cours ; à Vevey, en Suisse, avec une jetée sur les bords du Léman, ou à Rouen avec la réappropriation des bas quais de la ville. Le point commun de ces lieux ? Sans doute cette même volonté d'apporter des solutions simples pour rapprocher les usagers de la nature, et en particulier de l'eau. Dans le cas de Poitiers, cette économie de moyens se voit renforcée par l'ajout de compétences, celles environnementales du bureau d'études Orchis, et celles techniques et innovantes de l'architecte Dietmar Feichtinger, de l'agence DFA.
Le principe de l'estacade
Le premier levier pour activer l'espace était de restaurer sa liaison au reste de l'agglomération, sur une île sujette aux crues du Clain. C'est maintenant chose faite, « non pas avec une innovation, précise Dietmar Feichtinger, mais plutôt un détournement. Nous avons repris le principe de l'estacade, ce ponton flottant que l'on retrouve fréquemment dans les ports, pour l'adapter à une passerelle, explique l'architecte. Celle-ci, posée sur flotteurs, s'adapte ainsi à la hauteur de l'eau en en permettant le franchissement, tout en ne faisant pas obstacle à l'écoulement du Clain. » Cet appui flottant amène, par ailleurs, une réduction de la quantité d'acier nécessaire pour porter l'ouvrage, et ce sans avoir à poser de nouvelles fondations dans le courant. Enfin, plus qu'un pont destiné au seul passage, celui-ci profite de sa position au milieu du cours d'eau : deux travées équipées, en leur centre, de bancs, pour un point de vue agréable sur les flots autant que sur la grande prairie verdoyante, dont il prolonge le tracé.
L'herbe, le meilleur équipement
Le cœur du projet se compose d'une grande clairière rectangulaire, respiration largement ouverte sur la rivière. « L'espace public, analyse Emmanuel Jalbert, c'est avant tout celui du vivre ensemble. Pendant un temps, on avait pris l'habitude de tout compartimenter : une aire pour les enfants, une autre pour les ados, les vieux, les chiens, s'amuse-t-il. On assiste aujourd'hui au retour de lieux qui ne contraignent pas les usages, où tout le monde peut se rencontrer - cela tombe bien car nous adorons les prairies chez In Situ ! L'herbe, c'est finalement le meilleur équipement qui soit pour la sieste, le pique-nique et les jeux d'enfants. » Dans le cas de la reconquête de l'îlot Tison, la prairie s'entoure de lisières plus intimes, ménagées dans l'épaisseur des berges. Les beaux jours venus, les promeneurs peuvent ainsi s'installer à l'abri des regards, dans l'ombre du couvert arboré, tandis que la clairière centrale se mue en solarium.
Espace ouvert, espace couvert
Un espace ouvert, donc, doublé d'un espace… couvert. Sur son pourtour, on découvre la scierie, que la municipalité avait dans un premier temps choisi de démolir, puis finalement sauvée. « De façon générale, estime Emmanuel Jalbert, aucun bon projet ne prend vie sans communication ni partenariat. Le maître mot du parc du Tison a été la souplesse : il y a eu un véritable dialogue avec la maîtrise d'ouvrage, qui a accepté d'ajuster sa commande pour conserver ce bâtiment, qui présentait pour nous un vrai intérêt patrimonial. » La scierie en question, l'une des entreprises les plus importantes de la région au début du siècle, avait fermé ses portes, tout comme l'entrepôt adjacent, suite à un incendie dans les années 80. Squattée, recouverte de graffitis, la structure s'était progressivement transformée en une friche industrielle évitée par les passants - une situation amplifiée par sa position, en cul-de-sac, à l'extrémité de l'îlot.
Un grand préau
Les travées abîmées et, particulièrement, le toit ont été ôtés pour faire entrer la lumière mais, surtout, révéler la charpente, remplacée par un voile transparent. « Cette couverture translucide était une proposition un peu radicale mais au service d'une réhabilitation très légère, estime Dietmar Feichtinger. À présent, certaines personnes pensent même que l'édifice est neuf alors qu'il a toujours été là. » Le parc se double, du même coup, d'un grand préau couvert qui tire parti de l'existant, et, par temps de pluie, abrite sans problème les petits et grands attroupements, préservant ainsi les bals ou concerts des aléas météorologiques. Enfin, les anciennes turbines qui alimentaient auparavant les machines hydrauliques de la scierie ont repris du service, l'une pour produire de l'électricité, l'autre en guise de démonstration du procédé.
Le temps des guinguettes
Pour le reste, less is more. Seul le tracé des berges a été « reprofilé », car jugé trop raide par les écologues, qui ont préféré l'adoucir pour permettre à l'écosystème des ripisylves (forêts sur les bords d'un cours d'eau) de s'installer. La rive, elle, a été simplement plantée de saules et de frênes. « En étant aussi proches du marais poitevin, nous n'avions rien à inventer, ni à introduire », conclut Emmanuel Jalbert. Enfin, un verger planté de fruitiers anciens assure la jonction avec les jardins des pavillons en bordure du parc. Un aménagement tout en simplicité, auquel la réalisation du plasticien Thierry Boutonnier, dans le cadre du 1 % artistique, apporte une touche d'originalité colorée. S'inspirant des koi nobori - manches à air japonaises à l'effigie de carpes koï -, l'artiste leur a donné la forme des poissons migrateurs du Clain. Lamproie et truite ondulent ainsi au gré du vent, une création d'abord pensée comme permanente, mais qui sera finalement revue pour être utilisée dans le cadre d'événements. Avec l'affluence retrouvée au fil du Clain, il semblerait presque que le temps des guinguettes soit revenu à Poitiers…
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