Rédigé par Raphaëlle Saint-Pierre | Publié le 23/01/2014
« Peut-on dire d’un homme qu’il est sérieusement drôle ? Si oui, tel était Guy Rottier. En tout cas, c’est ce que je me suis dit en le rencontrant. Le contraste entre son sérieux et l’humour de ses créations faisait de lui un poète. Un poète qui dessinait des maisons folles pour dénoncer le conservatisme qui fige l’architecture individuelle », raconte son ami et réalisateur Julien Donada1. Né en 1922 à Sumatra, de nationalité néerlandaise, Rottier fait d’abord des études d’ingénieur à La Haye puis entre aux Beaux-Arts de Paris. Il est naturalisé français en 1948. À la même époque, il intègre l’équipe de Le Corbusier qui lui confie la direction du gros œuvre de la Cité radieuse de Marseille. Auprès du maître à penser de sa génération, il raconte avoir attrapé « la maladie de l’architecture, celle qui vous empêche de dormir, qui vous impose d’avoir des idées et de les exprimer ».
Les chemins de traverse
En 1958, Guy Rottier s’installe à Nice et réalise quelques villas dans les Alpes-Maritimes – dont la corbuséenne villa Barberis à Villeneuve-Loubet. Mais, exaspéré par l’ampleur toujours plus grande des contraintes dictées par les règlements de l’Urbanisme, il décide de se tourner vers « l’architecture buissonnière » comme il aime qualifier ses dessins et maquettes de maisons. Généralement avec humour, car il sait qu’il est plus facile d’attirer ainsi l’attention sur des sujets graves comme l’environnement ou l’absurdité de l’administration française.
Attentif à l’écologie dès les années 1960, il déclare en 1974 que « l’urbanisme et l’architecture, vus sous l’angle traditionnel, sont des polluants ». Il revendique la liberté de penser des bâtiments adaptés à l’époque et non à la région qui, à ses yeux, n’a aucune raison d’impliquer un style prédéterminé. « Les paysages ne changent pas, c’est donc l’architecture qui crée le site, contrairement à ce qui est enseigné dans la plupart des écoles où l’on apprend aux élèves qu’elle doit s’adapter au site. » Lui-même sera nommé professeur à l’Université de Damas en Syrie puis de Rabat au Maroc dans les années 1970 et 1980. Ses propositions sont radicales mais généralement dissimulées ou provisoires, justement par respect de la beauté des lieux. L’un de ses derniers projets, au cœur du parc national du Mercantour, est un Hôtel Grande roue dont les chambres mobiles permettent de contempler le panorama sans l’impacter.
Communautés de penseurs
Toute sa vie, Guy Rottier échangera ses idées avec ses confrères « hors normes ». En 1965, l’historien et critique d’art Michel Ragon lui propose d’intégrer le GIAP (Groupe international d’architecture prospective) qu’il fonde pour tisser des liens entre les chercheurs en architecture et urbanisme du monde entier. Il y côtoie Yona Friedman – avec qui il imagine en 1967 la construction d’une mégastructure urbaine dans le Var, « Nice-Futur » –, l’inventeur de cellules d’habitat Jean-Louis Chanéac ou le spécialiste des bulles de béton Pascal Häusermann. En 1996, à Nice, il participe à la création du groupe des Conspiratifs avec, entre autres anticonformistes, ses amis Antti Lovag, le fameux « habitologue », et Jacques Rougerie qui travaille sur l’architecture sous-marine. Ensemble, ils dénoncent les ravages esthétiques que subit la région PACA, lors de débats intitulés, par exemple : « Faut-il continuer à nourrir les maisons aux farines provençales ? »
Autre amitié essentielle, celle de Jean-Marc Reiser qu’il rencontre en juillet 1973 au congrès international de l’Unesco « Le soleil au service de l’homme ». L’humour, l’imagination délirante, l’intérêt pour l’écologie lient Rottier au dessinateur du « Gros dégueulasse », collaborateur d’« Hara-Kiri » et auteur de la « Chronique de l’énergie solaire » dans « La Gueule ouverte ». Jusqu’à son décès en 1983, Reiser composera toutes sortes de variations loufoques sur les projets de son ami. Un duo mémorable dont l’œuvre respective éclaire les travers de la société avec la même acuité trente ans plus tard.
Éphémère
Dans les années 1960, pour s’adapter à la société de loisirs et répondre au tourisme de masse sans participer à la course folle au gâchis des matériaux, plusieurs architectes, dont Guy Rottier, s’orientent vers des projets légers. Plutôt que de produire de simples variantes de l’habitat principal revêtu d’un masque pseudo-régional, ils élaborent des solutions inédites. En 1964, lorsque le Salon des Arts ménagers lui propose d’exposer une résidence estivale en série, Rottier imagine, avec le menuisier Charles Barberis, la Maison de vacances volante dont la maquette au 1/5e est dévoilée au CNIT (Centre des nouvelles industries et technologies) où se déroule alors le Salon. Cet hélicoptère-caravane possède une coque en matière plastique qui abrite le nécessaire pour une famille de quatre personnes. Rottier la conçoit comme un manifeste contre les commissions des sites, pour la liberté d’expression architecturale et la liberté du choix du lieu, et pour l’abolition des clôtures. Publié dans de nombreuses revues, le projet connaît un succès médiatique international.
Autre témoignage de son souci de préserver la nature, la Maison en carton à brûler après usage (1968) : plus besoin de construire en dur pour une utilisation de seulement quelques semaines par an. Rottier choisit un matériau économique, facilement façonnable, découpable, pliable et agrafable. Mise en place par le vacancier lui-même, elle comporte une paroi extérieure courbée en carton triangulé pour assurer une bonne stabilité, un cloisonnement intérieur dans le même élément et une toiture constituée d’une bâche posée sur des câbles haubanés au moyen de quatre poteaux. Chacun découpe ensuite les fenêtres là où il le souhaite. Et à la fin de l’été, il ne reste plus qu’à la brûler. En 1979, dans un esprit Pop, il imagine l’Abri gonflable main directement posé sur le sol, une cigarette entre les doigts, en guise de foyer. Davantage objet de consommation courante que maison patrimoniale, ce drôle de refuge s’inscrit dans la continuité des architectures d’air de Hans-Walter Müller ou du groupe AJS Aérolande (Jean Aubert, Jean-Paul Jungmann, Antoine Stinco).
Enterrée
Admirateur de l’architecture de terre, Guy Rottier décide d’en détourner le principe pour l’adapter à une époque et à un pays où les machines ont remplacé les hommes dans la construction des bâtiments. Son premier projet de maison enterrée, en 1965, naît en réaction contre les refus de la commission des sites. L’habitation n’est pas creusée dans le sol mais ensevelie, grâce à un bulldozer, sous la terre retirée pour ses fondations. « Des anneaux préfabriqués en béton ou en acier peuvent s’ajouter les uns aux autres pour former le plan de la maison librement déterminé par l’utilisateur, écrit Rottier. Après avoir rendu la construction étanche, l’ensemble est recouvert de terre végétale et aménagé en jardin. Premier avantage : il n’y a plus d’architecture visible, les façades sont transformées en un jardin, qui peut dépasser les limites de la construction et s’étendre sur tout le terrain disponible. Deuxième avantage : les matériaux utilisés pour recouvrir la maison ne se limitent pas à la terre végétale. Ils peuvent varier à l’infini, et rien ne vous interdit d’utiliser des matériaux de récupération (pierres en vrac, rochers, traverses de chemin de fer, vieilles voitures, etc.) qui, artistiquement combinés, ne manqueront pas de donner à votre demeure un aspect inhabituel ou insolite qui traduira votre personnalité. Troisième avantage : la nature englobe la maison de toutes parts, permettant aux animaux, oiseaux, lapins, chèvres, papillons et abeilles, de s’y aventurer. »
En 1968, Guy Rottier construit à Vence pour le sculpteur Arman une villa enterrée sur un terrain en pente. Abritée sous une dalle de béton armé végétalisée formant un pont entre deux collines, elle parvient à se fondre dans le paysage. Seules les baies, ouvertes au nord et au sud, apparaissent. Le séjour occupe toute la partie vitrée tandis que la chambre aveugle, enfouie dans la colline, reçoit le soleil trois heures par jour, grâce à un lumiduc (voir page suivante). Les trois petites chambres d’amis, capsules de 20 mètres carrés en polycarbonate posées sur le toit et déplaçables au moyen d’une grue, ne seront jamais réalisées.
Solaire
Guy Rottier regrette que dans l’architecture et l’urbanisme traditionnels, l’énergie solaire soit sous-employée alors qu’elle est transportable, donc consommable à distance. En 1970, il adhère à la COMPLES (Coopération méditerranéenne pour l’énergie solaire) et dévoile lors du Congrès d’Athènes organisé en 1972 le projet qu’il a conçu avec l’héliophysicien Maurice Touchais : Écopolis, une ville pour 10 000 habitants. Les différents composants de cette cité sans automobile sont disposés en fonction de leurs besoins en lumière naturelle. Logements, jardins et écoles se répartissent en bordure, tandis qu’à l’intérieur, patios, bureaux ou supermarchés sont éclairés indirectement. Capté et concentré par des miroirs plans ou paraboliques, les rayons solaires sont déviés de leur trajectoire pour être distribués dans les zones sombres des bâtiments au moyen de lumiducs. Ces tubes à parois intérieures réfléchissantes, orientés au sud, permettent une réflexion multiple vers l’intérieur de la pièce en évitant de créer des zones d’éblouissement. Un principe inspiré de la forteresse syrienne du XIIe siècle, le Krak des Chevaliers.
Guy Rottier mène également des recherches sur une maison solaire à facettes. Se transformant au fil de la journée, elle peut être entièrement fermée ou ouverte. Elle « capte et utilise, à des fins diverses, la quasi-totalité de la lumière solaire, afin d’assurer le principe d’une véritable régulation thermique. L’utilisateur peut également régler les couleurs et la transparence grâce à des panneaux, sensibles au jour, en fonction des conditions climatiques. » Et comme il ne peut s’empêcher d’ajouter une touche humoristique et poétique, Rottier la dote du visage de son propriétaire !
(1) Julien Donada est l’auteur du film Les Visionnaires, une autre histoire de l’architecture, FRAC Centre, 2013