ENTRETIEN AVEC EMMANUEL PERSON
Architecte associé de Brenac & Gonzales & Associés
Quel est votre sentiment quant à la disparition des encorbellements ouvragés du XVIIIe siècle ?
Le balcon était un support d'ornementation majeur dans la production des œuvres architecturales et dans le développement de la ville au XXVIIe siècle. Et dont la qualité esthétique continue d'enchanter parisiens et touristes. Mais pourquoi un tel engouement ? L'ornementation fait dialoguer l'architecture avec son temps, son environnement, elle est le marqueur d'une époque. Elle soulève la question de l'identité et du rôle du concepteur. Elle est la vitrine du savoir faire des artistes et artisans qui ont participé à la construction de l'édifice. Mais ce décor de par son aspect ostentatoire joue aussi un rôle social, l'expression de la réussite du commanditaire.
La modernité a jeté l'opprobre d'une manière si brutale sur l'ornementation qu'il a fallu attendre plusieurs générations d'architectes pour oser enfin requestionner ce principe. Adolf Loos en a été le principal fossoyeur, lui qui dénonçait l'ornementation comme « moralement dégénérée » et comme en parfaite opposition avec la notion de progrès. Mais en réalité, dès la fin du baroque et sa surenchère des bizarreries, certains Français, dont Le Bernin, avaient réquisitionné le recours systématique à l'ornementation pour « dépouiller l'architecture de ses ornements vicieux. » Peut-être s'agissait-il d'une étape nécessaire dans l'histoire de l'architecture visant à remettre en valeur l'harmonie des proportions et la pureté des formes par l'effacement. Cependant Il parait indispensable de saisir pleinement les avancées technologiques de notre époque pour réinterroger le rapport de l'architecture et de l'ornementation et proposer un nouveau dialogue.
Aujourd'hui, la dérégulation des prix du foncier et le dumping auquel doivent faire face les opérateurs pour la maitrise des terrains siphonnent littéralement le coût de construction des bâtiments neufs. Il faut pour compenser construire de manière plus rentable, plus optimisé et meilleur marché. Dès lors, l'ornementation apparait comme subsidiaire. Mais par chance le pratique du balcon est devenue le meilleur atout des architectes pour continuer à proposer des projets de qualité. Car si les balcons ont survécu à cette cure d'austérité, c'est qu'ils sont créateurs de richesse. Étant lié à des usages, ils sont valorisables.
Voici donc le balcon sacralisé comme la dernière opportunité ornementale de la grammaire architecturale, le lieu de toutes les explorations, de toutes les folies. La réinvention est permanente et les enjeux d'écritures sont véritables. Cependant, il faut rester prudent car la notion même d'encorbellement est fragilisée par les politiques de performance énergétiques. Le balcon génère une faiblesse thermique dans l'enveloppe. Pour des raisons économiques, les bureaux d'études n'ont de cesse de vouloir l'extraire de la façade pour en faire un ouvrage autonome, autoporté. Une cohabitation entre deux ouvrages ? Celui qui abrite et celui qui habille ?
Comment la systématisation des balcons dans les opérations contemporaines de logements vous pousse-t-elle à les aborder ?
Auguste Rodin avait coutume de dire que chaque bloc de marbre contenait en lui une figure unique qui demandait à être libérée. C'est un peu le travail d'exploration volumétrique auquel nous nous livrons. Le balcon, de par sa tectonique, fait partie intégrante de nos réflexions morphologiques et ce, de manière totalement dé-corrélée de la composition des façades. Qu'il soit en creux ou en encorbellement, fin ou épais, isolé ou filant, le relief du balcon y est envisagé comme une émanation du volume habité permettant de rendre spécifiques des volumétries parfois trop génériques. Nous sommes persuadés que la qualité de l'épannelage permet à l'échelle du plan masse de résoudre la majeure partie des enjeux générés par la confrontation d'un programme avec un site. Le balcon peut devenir l'élément narratif du projet comme ici à Romainville.
L'enjeu est d'arriver à envisager le balcon de manière augmentée. Il est plus qu'un simple élément de composition de la façade. Il est avant tout lié à un usage qui doit être activé par l'assurance d'une intimité respectée. Mal pensé, le balcon se retrouve détourné de son usage et devient un lieu de remisage intempestif qui défigure l'espace public et incite certains élus à vouloir le bannir de leurs territoires !
Garde-corps, nez-de-dalle, élancement, forme… la composition d'un balcon relève-t-elle des mêmes enjeux que celle de la façade ?
Aujourd'hui le balcon, c'est la façade ! Il justifie, pour des questions fonctionnelles, la réalisation d'un certain nombre d'ouvrages annexes : pare-vue, celliers, jardinières, garde-corps, stores extérieurs, jardins d'hiver…
Ces ouvrages concentrent à eux seuls une grande partie des prestation incompressibles inhérente de l'équation économique du projet avant même que vous ayez tiré le premier trait. Ils préexistent dans le bilan de l'opération. Il y a donc un véritable enjeu à investir ces ouvrages déjà dus comme support d'une écriture architecturale pour fabriquer une image, une esthétique. Ils peuvent être le support de différentes explorations formelles et structurelles.
À Romainville, certains balcons sont filants, d'autres ponctuels ; quelles différences d'objectifs entre ces deux typologies ?
Nous nous sommes efforcés de donner une dimension poétique à cette opération pour y attacher la marque d'une identité positive. Une évocation champêtre à l'adresse de ces nouveaux citadins en quête de nature et d'espaces verts qui s'installent à Romainville. En leur offrant la possibilité d'habiter véritablement dans le paysage… avec ces cabanes en bois… de la taille d'une pièce à vivre… placées en lévitation dans la canopée d'un jardin foisonnant. Pour éveiller en nous cette part d'enfance qui rêve d'évasion… au travers d'un refuge protégé des atteintes du monde extérieur où tout devient possible. Car comme l'écrivait Italo Calvino dans le baron perché : « Celui qui veut bien regarder la Terre doit se tenir à la distance nécessaire » … Dès lors, l'ensemble du projet doit se mettre au service de ce dispositif. La narration est essentielle et il n'est pas souhaitable de cumuler les effets pour jouer la surenchère. Tout fonction par effet de contraste. Cependant le traitement des espaces extérieurs doit permettre de répondre à des situations particulières. Côté rue, il était essentiel de proposer une façade épaisse qui permette à la fois de tenir un alignement urbain de manière homogène tout en garantissant l'intimité des logements. À la manière d'une chrysalide, une mantille en aluminium blanc faite de ventelles fixes vient habiller les logements.
Pour une telle opération aux multiples volumes et plots, comment gérez-vous la question de l'intimité, des vis-à-vis ?
Pour le projet de Romainville, nous avons été retenus sur la base d'une réduction de 20% de la densité proposée dans le cadre de la consultation. Il paraissait essentiel de conserver une échelle domestique dans ce quartier en pleine restructuration. Pour éviter de saturer la périphérie de l'îlot par le bâti, nous avons donc réfléchis à une typologie innovante faite de pavillons assemblés deux à deux en « courtoisie » autour d'un patio central.
La tension produite par la confrontation de ces deux émergences est compensée par le chanfreinage en quinconce des parties de volume en vis-à-vis. Cette manipulation permet d'introduire un pli de la façade, pour réorienter dans la diagonale les vues et déjouer la co-visibilité afin d'offrir des vues dégagées pour tous les logements. Ce respect de l'intimité est l'une de nos préoccupations majeures, car il participe au « vivre ensemble » pour faire en sorte que le rapport à l'autre soit choisi et non subit. Cette typologie constitue un motif reproductible qui, de par sa répétitivité, fabrique un rythme, une musicalité, faite de pleins et de vides permettant de réguler la porosité de l'îlot.
⇒ Entretien paru dans exé 33 : structure béton