Rédigé par Jean-François Pousse | Publié le 09/07/2015
La violence des opérations urbaines des années 1960-1970 à Nancy choque encore aujourd’hui. Autour de la gare, le quartier Saint-Sébastien d’alors, en mauvais état, disparaît et fait place à des réalisations d’un parfait mépris pour ce qui les entoure. S’y dresse sur 90 mètres de hauteur la banale tour Thiers des architectes Folliasson et Binoux. Un peu plus loin, le building Joffre et son centre commercial, conçu par Henri Prouvé, frère de Jean, se referme sur lui-même avec ses beaux appartements, ignore l’échelle de la deuxième plus ancienne synagogue de France (1788) qu’il écrase sans états d’âme. En face, Claude Prouvé, fils de Jean, réalise le Tri postal (premières esquisses 1964, chantier 1971-1973). D’abord perçues comme des occasions de revitaliser la ville, ces opérations, à cause du rejet des Nancéiens, ne sont pas poursuivies. Mais le mal est fait, le ressentiment d’une partie de la population perdure. Au début des années 2000, des projets tentent de pacifier les ruptures les plus crues, sans grand succès, l’arrivée du tgv en 2007 donnant l’occasion d’une recomposition d’ensemble actuellement en cours sous la houlette du groupe Arep.
Cette douloureuse histoire urbaine explique la vigueur des antagonismes lors de ce qu’il faut bien appeler l’affaire du Tri postal. Les fonctions de ce dernier étant devenues inutiles en centre-ville, sa destruction est programmée au tournant du siècle. Restée très discrète, la décision est révélée à la presse par des étudiants en architecture travaillant sur les particularités du bâtiment et le thème de sa possible réaffectation. Conflit classique entre partisans de la destruction et ceux de la préservation. En l’état, le Tri fait piètre figure. En rupture d’échelle avec la vieille ville, il devient malgré lui le symbole de l’architecture honnie des années 1960-1970. Compact, opaque, avec des allèges et des stores salis, austère avec sa maille serrée de châssis, son rez-de-chaussée encombré sur le boulevard Joffre par des extensions malvenues, il a peu pour séduire. Et pourtant, derrière ses faiblesses, le bâtiment ne manque pas de qualités. Inscrit dans le tracé viaire de la ville neuve voulue par Charles III (1543-1608), il est d’une modernité radicale qui sert l’efficacité du process. Les fonctions semi-industrielles et administratives développées sur des plateaux libres reçoivent la lumière naturelle venue de l’exceptionnel mur-rideau côté est, à profils raidisseurs en aluminium dérivés du type « tour Eiffel » inventé par Jean Prouvé. Les techniques constructives, les trois tours-escaliers d’angles en béton coulé par coffrage glissant, les quatre tuyaux extérieurs en aluminium brillant, à l’ouest, par où glissait le courrier transitant par les trains abrités sous deux voûtes de béton, honorent la tradition séculaire d’innovation de l’école nancéienne de l’architecture. Après la levée de boucliers des défenseurs de la préservation – signataires d’une pétition internationale soutenue par le Docomomo France, nombre d’architectes et membres de l’ordre professionnel –, le maire sursoit à la démolition, puis décide d’organiser un concours restreint (2007) en vue d’une réhabilitation-transformation. Des six projets en lice, celui de l’Atelier Barani est retenu, et ce malgré une expertise du Docomomo qui penche clairement pour la proposition des Ateliers Lion.
Il y a des métamorphoses émouvantes. Celle du Tri plus que d’autres. Elle révèle ce qui était devenu illisible. Et plus : l’essentiel – l’esprit du bâtiment de Claude Prouvé – mieux qu’il ne l’avait fait lui-même. Dégagés jusqu’à l’os, les grands plateaux passés au blanc ou à des gammes de léger gris accueillent douze salles de commission, conteneurs démontables. Reconstruit grâce au savoir-faire de l’entreprise Van Santen, le mur-rideau de la façade orientale, quasi identique à l’original (châssis plus larges de 2 centimètres), est mis aux normes avec double vitrage, rupture de pont thermique, store intégré. Au-dessus de l’entrée, la dalle en béton, creusée, montre son ossature, nue, à la gloire de la vérité constructive et de cette architecture de trame célébrée par la modernité. Un double escalier roulant la frôle, se tend dans la lumière sous une marquise vitrée sans grand charme vers un nouveau bâtiment, parallèle au Tri, où se calent deux auditoriums (300 et 850 places). Construit en lieu et place des deux voûtes dédiées aux voies de la sncf, d’une des tours d’angle et des tuyaux rutilants d’aluminium, il répond à la structure scandée du Tri par une architecture de grands vides et de courbes, des sols filants et un mur-rideau impressionnant, ouvert à l’ouest. Avec ses panneaux de verre (6 x 3 mètres) tenus en pied, suspendus en tête et tirés selon une tension de 11 tonnes, sans contreventement, par des câbles et des ressorts repris par des jambes de force cachées dans le plénum, il rend hommage aux recherches des Prouvé. Comme d’ailleurs toute la façade double peau de ce flanc occidental du centre de congrès. Ses panneaux de verre, opalescents à l’extérieur, renvoient les bruits vers les voies de la sncf, ou au contraire, en s’espaçant, les laissent filer vers le parement intérieur (un complexe tôle perforée/isolant) qui les absorbe, évitant toute gêne aux habitants.
Sensibilité au contexte, attention à la ville, aux villes ! Celles d’avant hier, d’hier et d’aujourd’hui que cette création contemporaine, avec ses grandes vitres ouvertes aussi côté nord, associe, entremêle, réconcilie, avec force empathie pour leurs histoires et leurs réalités qu’elle articule en s’imposant comme un pivot, le nouveau cœur sensible de Nancy.